18
Ils me ramenèrent dans la Mouise. Je me réveillai sur le siège arrière de la cabine qui descendait dans la nuit. La pluie crépitait sur les vitres. L’espace d’un instant, je crus que j’étais toujours avec le capitaine Balcazar. Je l’escortais à travers l’espace vers une réunion à bord d’un autre bâtiment de la Flottille. Les rêves semblaient de plus en plus obsédants, m’attirant plus profondément dans les pensées de Sky, et ils se dissipaient plus difficilement à mon réveil. Mais j’étais avec Waverly, dans la cabine qui descendait vers la Mouise.
Je n’étais pas sûr que ça constitue vraiment une amélioration.
— Comme vous sentez-vous ? J’ai fait du bon travail, je crois.
Il était assis face à moi, un flingue à la main. Je me rappelai l’avoir senti appuyer la sonde sur mon crâne. Je portai la main à ma tête. Au-dessus de mon oreille droite, je palpai un endroit rasé, encore englué de sang, et j’eus l’impression que quelque chose de dur était enkysté sous la peau.
Et ça me faisait un mal de tous les diables.
— Moi, je dirais que vous manquez de pratique…
— L’histoire de ma vie. Cela dit, vous êtes un drôle de client. C’est quoi, ce sang qui coule de votre main ? Est-ce un problème médical dont je devrais être informé ?
— Pourquoi ? Qu’est-ce que ça changerait ?
Il débattit intérieurement du problème pendant quelques instants.
— Probablement rien. Tant que vous pouvez courir, vous ferez l’affaire.
— L’affaire pour quoi ? demandai-je en portant à nouveau la main à ma tête. Qu’est-ce que vous m’avez fourré dans le crâne ?
— Bon, je vais vous expliquer…
Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit particulièrement bavard, mais je commençais à comprendre qu’il leur serait peut-être utile que je sois au courant de certaines choses. Il se souciait probablement moins de moi, et de mon bien-être, que de me savoir dûment informé. L’expérience prouvait que si la proie était au courant de ce qui l’attendait, et de ses maigres chances, l’affaire n’en était que plus distrayante.
— Fondamentalement, dit-il d’un ton courtois, c’est du sport. Une sorte de chasse. Nous appelons ça le Grand Jeu. Ça n’existe pas officiellement, pas même dans l’environnement relativement dépourvu de lois du Dais. On en a entendu parler, on en parle, mais toujours avec discrétion.
— Qui ça, « on » ? demandai-je, pour dire quelque chose.
— Les post-mortels, les immortels, quel que soit le nom que vous voulez leur donner. Ils n’y jouent pas tous, ils n’ont même pas tous envie d’y jouer, mais ils connaissent tous quelqu’un qui y a joué, ou qui a des relations dans le réseau qui rendent tout simplement le Grand Jeu possible.
— Ça dure depuis longtemps ?
— Depuis sept ans, seulement. On pourrait penser que c’est un contrepoint barbare à l’atmosphère lénifiante qui régnait à Yellowstone avant le déclin.
— Barbare ?
— Oh, délicieusement, oui. C’est pour ça que nous l’adorons. Le Grand Jeu n’a rien de subtil ou de compliqué, d’un point de vue méthodologique ou psychologique. Il doit pouvoir être organisé à très bref délai, n’importe où dans la ville. Il y a des règles, naturellement, mais il ne faut pas faire le voyage chez les Schèmes Mystifs pour les comprendre.
— Parlez-moi de ces règles, Waverly.
— Bah, inutile de vous en soucier, Mirabel. Vous n’aurez qu’une chose à faire : courir.
— Et puis ?
— Mourir. Mais bien, hein, ajouta-t-il gentiment, comme un oncle bienveillant. C’est tout ce que nous vous demandons.
— Pourquoi faites-vous ça ?
— Ah, Mirabel… Prendre la vie procure une excitation très spéciale. Le faire quand on est immortel élève l’acte à un niveau tout à fait différent. Il le sublime. (Il marqua une pause, comme s’il remettait de l’ordre dans ses idées.) Nous ne saisissons pas vraiment la nature de la mort, même en ces temps difficiles ; mais le fait de prendre une vie – surtout la vie d’un être mortel, donc disposant déjà d’une conscience aiguë de la mort – nous permet de lui donner un sens, par procuration.
— Vous ne chassez donc jamais d’immortels ?
— Normalement, non. Nous sélectionnons généralement nos proies dans la Mouise. Nous choisissons des sujets à peu près sains. Nous voulons qu’ils nous en donnent pour notre argent, bien sûr, que la chasse en vaille la peine. Et nous ne reculons pas devant l’idée de leur donner à manger avant.
Il m’expliqua que le Grand Jeu était financé par un réseau clandestin de souscripteurs. Du Dais, essentiellement, mais aussi, d’après certaines rumeurs, des carrousels les plus permissifs encore habités de la Ceinture de Rouille, ou de certaines colonies de Yellowstone, comme Loreanville. Aucun membre du réseau n’en connaissait plus d’une poignée d’autres, et leur véritable identité était dissimulée derrière un système élaboré d’artifices et de subterfuges, afin qu’aucun souscripteur ne risque d’être révélé au grand jour par ceux du Dais qui affectaient encore une sorte de civisme décadent. Les parties de chasse étaient organisées sans préavis. Un petit nombre de souscripteurs étaient alertés et se réunissaient dans des parties désaffectées du Dais. Ces nuits-là – la veille, au plus tôt –, une victime était dénichée dans la Mouise et préparée.
Les implants étaient un perfectionnement récent.
Ils permettaient à un plus grand nombre de souscripteurs de suivre le déroulement de la chasse, ce qui boostait énormément les revenus potentiels. D’autres souscripteurs contribueraient à la couverture de la chasse, se risquant dans la Mouise pour procurer des images vidéo au Dais, ceux qui obtenaient les plus spectaculaires touchant un cachet. Les règles du jeu – qui étaient plus strictement appliquées que les véritables lois encore en vigueur dans la cité – définissaient les paramètres de la chasse, les armes et les systèmes de poursuite autorisés, autrement dit les limites hors desquelles la mise à mort ne serait plus considérée comme honnête et loyale.
— Il n’y a qu’un problème, dis-je. Je ne suis pas de la Mouise. Je ne connais pas la ville. Je ne suis pas sûr que vous en ayez pour votre argent.
— Oh, ça ira. Vous aurez une bonne avance sur les chasseurs. Et, pour être franc, le fait que vous ne soyez pas d’ici est plutôt une bonne chose. Les gens du coin connaissent beaucoup trop de raccourcis et de cachettes.
— Ça, ce n’est vraiment pas sportif. Waverly, il y a une chose que je veux que vous sachiez.
— Oui ?
— Je reviendrai vous tuer.
Il se mit à rigoler.
— Pardon, Mirabel. Mais si vous saviez combien de fois j’ai entendu ça…
La cabine se posa, la porte s’ouvrit et il m’invita à descendre.
Je me mis à courir alors que la télécabine remontait vers le Dais. La lumière décrut. Ce ne fut bientôt plus qu’un petit point perdu dans la voie lactée de lumières aériennes. Et puis, très vite, d’autres cabines descendirent comme des lucioles. Pas directement vers moi – ce n’aurait pas été sport –, mais assurément vers la partie de la Mouise où je me trouvais.
Le Grand Jeu avait commencé.
Je continuai à courir.
Si la région de la Mouise où le gamin du rickshaw m’avait laissé n’était pas sûre, celle-ci était encore d’un autre genre : un territoire tellement dépeuplé qu’il ne pouvait même pas être qualifié de dangereux. Sauf quand vous vous retrouviez mêlé à une chasse de nuit. Aucun feu ne brûlait dans les niveaux inférieurs, les rues étaient encore plus délabrées ici que partout ailleurs. Le revêtement en était fendu, convulsé comme un ruban de caramel, ou bien la chaussée disparaissait carrément sous l’eau. Il faisait noir comme dans un four, et je devais regarder à chaque pas où je mettais les pieds.
Waverly m’avait fait une sorte de faveur en assourdissant la lumière intérieure de la cabine pendant la descente, afin que ma vue s’adapte au moins à l’obscurité, mais je n’éprouvais pas un sentiment de gratitude renversant.
Je courais en regardant par-dessus mon épaule les cabines qui descendaient, tombant derrière les structures les plus proches. Les véhicules étaient assez près, maintenant, pour que je voie leurs occupants. Je ne sais pourquoi, j’avais supposé que seuls l’homme et la femme me chasseraient, mais ce n’était manifestement pas le cas. J’ignorais comment l’affaire était gérée par le réseau, mais peut-être était-ce simplement leur tour de trouver une victime, et dans ce cas j’étais arrivé à point nommé.
Était-ce ainsi que j’allais mourir ? me demandai-je. J’avais failli y rester des douzaines de fois pendant la guerre ; et encore autant au service de Cahuella. Reivich avait essayé de me tuer au moins deux fois, et il avait bien failli réussir. J’avais toujours ressenti quelque chose comme du respect pour mes adversaires, j’avais chaque fois plus ou moins accepté de les combattre, et donc admis ce que le destin me réservait.
Mais ce qui m’arrivait là, maintenant, à aucun moment je ne l’avais choisi.
Chercher un abri, pensai-je. J’étais entouré de bâtiments, même si on ne voyait pas immédiatement comment y pénétrer. Mes mouvements seraient limités, une fois que je serais à l’intérieur, mais si je restais au-dehors, les chasseurs auraient toutes les occasions qu’ils voudraient de me tirer à vue. Et je me cramponnais à l’idée – que rien ne venait étayer – que le transmetteur implanté dans ma tête ne fonctionnerait peut-être pas aussi bien si j’étais planqué. Je me disais aussi que le combat rapproché n’était pas le genre de jeu que mes poursuivants recherchaient véritablement ; ils préféreraient sûrement me tirer de loin, en terrain découvert. Dans ce cas, je me ferais un plaisir de les décevoir, même si ça ne me faisait gagner que quelques minutes.
Je pataugeai dans l’eau jusqu’aux genoux, aussi vite que je le pus, vers le côté non éclairé du bâtiment le plus proche, une structure fuselée qui montait sur sept ou huit cents mètres avant de devenir mutante et de se déployer en éventail dans le Dais. Contrairement à certaines autres, celle-ci avait subi des dégâts considérables au niveau de la rue. Elle était crevassée, grêlée comme un arbre frappé par la foudre. Certaines ouvertures n’étaient que des niches, mais d’autres devaient s’enfoncer plus profondément dans le cœur mort de la structure, et de là je pourrais peut-être accéder aux niveaux supérieurs.
Un faisceau lumineux rude et bleu faucha la façade dévastée. Accroupi dans l’eau, de sorte que j’en avais jusqu’à la poitrine, immergé dans une puanteur renversante, j’attendis que le projecteur se détourne. J’entendais des voix, à présent, monter comme une meute de chacals en rut. Des formes humaines s’intercalaient entre les bâtiments les plus proches, s’interpellaient, les bras chargés des instruments de meurtre autorisés par le Grand Jeu.
Quelques coups de feu tirés au hasard criblèrent le bâtiment, projetant des éclats de maçonnerie calcifiée dans l’eau. Une autre tache de lumière commença à balayer la paroi, passant à quelques pouces à peine de mon crâne.
J’inspirai une bonne goulée d’air et m’enfonçai dans l’eau.
Je n’y voyais rien, évidemment, mais ce n’était pas un handicap. Je longeai la façade du bâtiment à tâtons jusqu’à un endroit où la paroi s’incurvait abruptement vers l’intérieur. La tête toujours sous l’eau, j’entendis encore quelques coups de feu, puis des bruits d’éclaboussure. J’eus envie de vomir. Et puis je repensai au sourire de l’homme qui avait organisé ma capture et je me rendis compte que je voulais qu’il meure en premier. D’abord Fischetti, ensuite Sibylline. Et puis je tuerais Waverly, tant que j’y étais, et je démonterais pièce par pièce tout le dispositif du Jeu.
Je sus en cet instant que je les haïssais encore plus que je ne haïssais Reivich.
Mais je lui réglerais son compte, à lui aussi.
Toujours agenouillé sous l’eau, je crispai les poings autour des bords de l’ouverture et me hissai à l’intérieur du bâtiment. Je n’aurais pas pu rester sous l’eau davantage. Je me projetai si brutalement vers le haut, avec tant de rage et de soulagement, que je manquai hurler alors que l’air se ruait dans mes poumons. En dehors de mes hoquets, je fis aussi peu de bruit que possible.
Je trouvai une corniche relativement sèche et m’extirpai de la bouillasse. Je restai allongé là pendant de longs moments, jusqu’à ce que mon souffle se calme et que l’oxygène irrigue suffisamment mon cerveau pour qu’il se remette à penser au lieu de se contenter de me maintenir en vie.
Dehors, les voix et les coups de feu étaient plus forts. Sporadiquement, une lumière bleue pénétrait par des fentes du bâtiment, me poignardant les yeux.
Lorsque l’obscurité revint, je regardai en l’air et vis quelque chose.
C’était à peine perceptible. Je n’aurais jamais imaginé qu’un objet visible puisse être aussi peu perceptible. J’avais lu que la rétine humaine était en principe capable de percevoir deux ou trois photons isolés, à condition que les conditions de sensibilité idoines soient atteintes. J’avais aussi rencontré des soldats qui prétendaient avoir une vision nocturne exceptionnelle ; ces hommes passaient tout leur temps dans l’obscurité, de peur de perdre leur accoutumance.
Je n’avais jamais été de ceux-là.
Ce que je voyais était une cage d’escalier, ou le squelette effondré de ce qui avait jadis été une cage d’escalier ; une chose en spirale, traversée par des étais, qui franchissait un palier et montait plus haut, vers un trou irrégulier baigné par une faible lueur.
— Il est à l’intérieur. Il y a des traces thermiques, là, dans l’eau.
C’était la voix de Sibylline, ou d’une femme qui parlait comme elle, avec le même aplomb arrogant. Et puis un homme prit la parole, d’un ton assuré :
— C’est bizarre, pour un gars de la Mouise. Ils n’aiment pas les intérieurs, généralement. Trop d’histoires de fantômes.
— Ce ne sont pas des histoires de fantômes. Il y a des porckos là-dedans. Nous avons intérêt à faire attention, nous aussi.
— Comment allons-nous entrer ? Je n’ai pas envie de plonger dans l’eau, quelle que soit la mise à prix.
— J’ai des cartes structurelles de l’immeuble. Il y a une autre entrée, derrière. Mais nous avons intérêt à nous dépêcher. L’équipe de Skamelson n’est qu’à un pâté de maisons d’ici, et ils ont de meilleurs sniffeurs.
Je me relevai sur la corniche et m’approchai de l’escalier en ruine. Il faisait de plus en plus clair. Je vis qu’il montait à dix ou quinze mètres au-dessus de ma tête avant de disparaître dans un plafond qui faisait comme un ventre. On aurait plus dit un diaphragme viscéral qu’un objet d’architecture.
Ce que je ne pouvais pas dire, compte tenu de mon acuité visuelle, c’était à quelle distance se trouvaient mes poursuivants, ou si l’escalier était solide. S’il s’effondrait sous mon poids, je tomberais dans l’eau, mais elle n’était pas assez profonde pour que je m’en tire indemne. Au mieux, j’en sortirais estropié.
Je grimpai quand même en utilisant la rampe, ou ce qui en restait, franchissant tant bien que mal les trous dans les marches, ou les endroits où il n’y avait plus de marches du tout. L’escalier grinçait, mais je continuai – même quand une marche sur laquelle je venais de faire porter mon poids se brisa et tomba dans l’eau.
Alors, en dessous de moi, la pièce s’emplit de lumière et des silhouettes vêtues de noir émergèrent par un trou dans le mur en pataugeant dans l’eau. Je les voyais assez nettement : Fischetti et Sibylline, masqués et transportant un arsenal suffisant pour livrer une petite guerre. Je m’arrêtai sur le palier. Il faisait noir, mais je réussis à distinguer dans les ténèbres des détails qui évoquaient des fantômes cristallisés. Je pensais aller à droite ou à gauche plutôt que vers le haut, sachant que je devais me décider rapidement, et que la chose à éviter était de me retrouver coincé dans un cul-de-sac.
Puis quelque chose émergea des ténèbres, devant moi. J’étais accroupi, et je crus d’abord que c’était un chien, mais c’était beaucoup trop gros, et la face aplatie rappelait beaucoup plus un museau de cochon. Le cochon commença à se dresser sur ses pattes de derrière, aussi haut que le plafond, qui était très bas, le permettait. La carcasse était plus ou moins humaine, mais il avait à chaque main un jeu de cinq pieds de cochon, crispés pour l’heure sur une arbalète, il portait une tenue plus ou moins moulante, faite de choses qui ressemblaient à des bouts de cuir et des pièces de métal grossièrement ouvragé, un peu comme une armure médiévale. Son faciès livide et dépourvu de poils tenait de l’homme et du cochon, avec juste ce qu’il fallait des deux pour que l’ensemble soit profondément dérangeant. Ses yeux étaient deux petites flaques noires de néant, et sa bouche affichait un sourire glouton que rien ne semblait devoir effacer. Un porcko, évidemment. Derrière, je vis surgir deux autres bestiaux, à quatre pattes comme le premier. La façon dont leurs pattes arrière étaient articulées paraissait rendre la marche pour le moins difficile.
Je poussai un cri et balançai violemment mon pied dans la face du porcko. Il tomba en arrière avec un grognement de colère, lâchant son arbalète. Mais les deux autres étaient armés, eux aussi : ils tenaient de longs poignards à lame incurvée. Je saisis l’arbalète tombée à terre en faisant des vœux pour qu’elle marche.
— Reculez ! Putain, reculez ! Foutez le camp !
Le porcko auquel j’avais flanqué un coup de pied se remit sur ses pattes de derrière. Il jouait des mâchoires comme s’il essayait de parler, mais il ne parvenait à émettre qu’une série de reniflements. Puis il tendit les pattes vers moi, ses sabots se refermant dans le vide juste devant mon visage.
Je tirai. Le carreau se ficha dans la patte du porcko.
Il poussa un couinement et tomba à la renverse. Je regardai le sang suinter de sa blessure, d’un rouge presque lumineux. Les deux autres porckos s’avancèrent vers moi, mais je reculai tant bien que mal, sans lâcher l’arbalète. Je sortis un carreau de la réserve ménagée dans l’arme, le mis en place à tâtons et réarmai le mécanisme. Les porckos hésitèrent, puis choisirent de s’occuper de leur compagnon blessé et le tirèrent dans l’obscurité en poussant des reniflements hargneux. Je me figeai un instant, puis repris mon ascension en espérant arriver au trou avant que les porckos ou les chasseurs ne me rattrapent.
Je faillis réussir.
Sibylline me repéra la première et poussa des cris de rage ou de jubilation. Elle leva la main et son petit pistolet apparut. Presque simultanément, l’éclair de la décharge baigna la pièce d’une blancheur si éclatante que je fus ébloui.
Le premier tir pulvérisa l’escalier en dessous de moi, toute la structure s’écrasant comme une tempête de neige en spirale. Sibylline évita les débris qui s’abattaient sur elle et tira une seconde fois. J’étais à moitié passé par le trou du plafond et je cherchai frénétiquement une prise avec mes mains. Je sentis une décharge me mordre la cuisse, doucement au début, puis la douleur s’épanouit comme une fleur à l’aube.
Je lâchai l’arbalète. Elle dégringola le long de l’escalier, jusqu’au palier, où je vis un porcko sortir des ténèbres et s’en emparer avec un grognement de triomphe.
Fischetti leva sa propre arme et lâcha une nouvelle décharge qui détruisit ce qui restait de l’escalier. S’il avait mieux visé – ou si j’avais réagi moins vite – la décharge m’aurait emporté les jambes.
Au lieu de ça, refusant la souffrance, je m’étais hissé sur le plafond et y restai parfaitement immobile. Je n’avais pas idée du genre d’arme que la femme avait utilisée ; j’ignorais si j’avais été atteint par un projectile, une pulsation de lumière ou de plasma, et n’avais aucune idée de la gravité de la blessure. Il était probable que je saignais, mais mes vêtements et la surface sur laquelle je gisais étaient tellement détrempés que je ne pouvais dire ce qui était du sang et ce qui était de la pluie. L’espace d’un moment, ça n’eut plus aucune importance. Je leur avais échappé, le temps au moins qu’ils réussissent à monter à ce niveau du bâtiment. Ils avaient des plans de la construction, et s’il y avait un moyen d’arriver jusque-là, ça ne prendrait pas longtemps.
— Levez-vous, si vous pouvez, dit une voix calme.
Une voix que je ne connaissais pas. Et elle venait d’un peu au-dessus de moi.
— Vite ! Nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous. Ah, attendez. Je pense que vous ne pouvez pas me voir… C’est mieux, là ?
L’espace d’un instant, je fus aveuglé par une soudaine lumière. Puis je réussis à distinguer une femme, dressée au-dessus de moi, vêtue, comme les autres joueurs du Dais, de tous les tons de noir, avec des bottes à talons d’une hauteur extravagante, une houppelande qui frôlait le sol et remontait derrière sa nuque, lui encerclant la tête, elle-même englobée dans un casque qui était moins une protection qu’une sorte de résille ou de gaze, et des lunettes pareilles aux yeux à facettes des insectes qui lui couvraient la moitié de la figure. Ce que je voyais de son visage, dans tout ça, était si pâle qu’il était littéralement blanc, comme un croquis à l’encre qui n’aurait jamais été teinté. Un tatouage noir barrait chaque joue en diagonale et rejoignait ses lèvres, d’un rouge presque noir, genre rouge de cochenille.
D’une main, elle tenait un énorme flingue dont le canon noirci par les décharges d’énergie était braqué sur ma tête. Mais elle n’avait pas l’air de m’en vouloir spécialement.
Son autre main, gantée de noir, était tendue vers moi.
— Vous feriez mieux de vous remuer, Mirabel. À moins que vous n’ayez l’intention de mourir ici.
Elle connaissait le bâtiment. Cette partie, du moins. Nous n’eûmes pas à aller loin. Ce qui valait mieux, parce que la marche n’était pas vraiment mon truc pour le moment. Je parvenais tout juste à me traîner en faisant reposer l’essentiel de mon poids sur un mur afin de soulager ma jambe blessée. Ce n’était ni élégant, ni rapide. Et je savais que je ne pourrais pas poursuivre cet exercice sur plus de quelques dizaines de mètres avant de succomber à une hémorragie, au choc ou à la fatigue.
Elle me fit encore monter un étage, et nous émergeâmes dans l’air nocturne. Un air frais et propre, et je mesurai à quel point je m’étais empli les poumons de crasse au cours des dernières minutes. Quand elle me montra une petite cabine garée dans une sorte de niche pleine de gravats creusée sur le flanc du bâtiment, l’idée me vint, fugitive, que j’allais peut-être m’en sortir.
— Pourquoi faites-vous ça ? demandai-je.
Avant de répondre, elle prit le temps de sous-vocaliser un ordre. Le véhicule s’anima avec une secousse et glissa vers nous, ses grappins rétractés trouvant des points d’ancrage parmi les débris pendouillants fixés au plafond de la grotte.
— Parce que le Jeu, ça pue, dit-elle enfin. Les Joueurs croient avoir le support tacite du Dais tout entier, mais ce n’est pas le cas. Peut-être dans le temps, quand ce n’était pas encore aussi barbare, mais plus maintenant.
Je m’affalai sur le siège arrière de la cabine et je constatai que mon pantalon était couvert de sang. On aurait dit de la rouille. Mais l’hémorragie semblait avoir cessé, et bien que je me sente la tête vide, comme si j’étais ivre, mon état n’avait pas empiré au cours des dernières minutes.
Pendant qu’elle prenait place aux commandes et allumait le tableau de bord, je dis :
— Parce qu’il y a eu une époque où le Jeu n’était pas barbare ?
Elle posa ses mains gantées sur deux manettes jumelles de laiton, les poussa en avant, et je sentis que la cabine sortait de la grotte, accompagnée par le chuintement des bras télescopiques qui se déployaient.
— Au début, oui, répondit-elle enfin. Juste après la peste. Les victimes étaient des criminels. Ou des gars de la Mouise surpris dans le Dais. Des meurtriers, des violeurs ou des pillards.
— Je vois. Ça justifiait tout.
— Je ne dis pas ça. Absolument pas. Mais au moins, il y avait une sorte d’équilibre moral. Ces gens étaient de la racaille. Et ils étaient pourchassés par de la racaille.
— Et maintenant ?
— Je vous trouve bien bavard, Mirabel. La plupart des gens qui ont reçu ce genre de décharge n’ont pas envie d’articuler autre chose que des cris.
Pendant qu’elle parlait, nous quittâmes la grotte et, l’espace d’un moment, je sentis que nous descendions en chute libre, ce qui me mit le cœur au bord des lèvres, mais les bras trouvèrent un câble, rectifièrent la trajectoire, et nous commençâmes à monter.
— En réponse à votre question, reprit-elle, les organisateurs commencèrent à avoir du mal à trouver des proies convenables ; alors ils se montrèrent un peu moins… comment dire ? Ils se montrèrent moins regardants.
— Je comprends, dis-je. Je comprends, parce que tout ce que j’ai fait, c’était commettre l’erreur de m’aventurer dans la mauvaise partie de la Mouise. Au fait, qui êtes-vous ? Et où m’emmenez-vous ?
Elle leva une main, enleva son casque de gaze, ses lunettes à facettes, et tourna la tête vers moi.
— Je m’appelle Taryn, dit-elle. Mais mes amis du mouvement des saboteurs m’appellent Zebra.
Je réalisai que je l’avais vue au début de la soirée, parmi les clients du piton. Elle m’avait paru belle et exotique, à ce moment-là, mais elle l’était bien plus maintenant. Belle et réellement étrange, peut-être à peine humaine. Sa peau était, selon les endroits, d’une blancheur crayeuse ou d’un noir d’ébène. Des rayures lui couvraient le front et les pommettes, et d’après ce que j’avais vu au restaurant, une vaste portion du reste de sa personne. Certaines, noires, partaient du coin des yeux, comme un mascara flamboyant appliqué avec une précision maniaque. Ses cheveux étaient une crête noire, raide, qui lui courait probablement tout le long du dos.
— Je crois, Zebra, n’avoir jamais rencontré quelqu’un comme vous…
— Ce n’est rien, dit-elle. Certains de mes amis me trouvent plutôt conservatrice. Ils disent que je n’ai pas le goût du risque. Vous n’êtes pas de la Mouise, hein, monsieur Mirabel ?
— Vous connaissez mon nom. Que savez-vous d’autre à mon sujet ?
— Pas tout ce que j’aimerais savoir.
Elle ôta sa main des commandes, ayant mis l’engin en mode pilotage automatique, afin qu’il choisisse lui-même sa trajectoire dans les espaces dégagés du Dais.
— Vous ne devriez pas conduire cette chose ?
— C’est sans danger, Tanner, croyez-moi. Le système de commande de la cabine est assez intelligent – presque aussi futé que les machines que nous avions avant la peste. Mais avec ce genre de véhicule, mieux vaut ne pas trop traîner au ras du sol, dans la Mouise.
— Je vous ai posé une question…
— Nous savons que vous êtes arrivé en ville portant des vêtements donnés par les Mendiants de Glace, et qu’il y avait un homme du nom de Tanner Mirabel chez eux. (J’étais sur le point de demander à Zebra comment elle savait tout cela, mais elle ne m’en laissa pas le temps.) Ce que nous ignorons, c’est s’il ne s’agit pas d’une identité minutieusement fabriquée dans un but ou un autre. Comment êtes-vous tombé entre leurs mains, Tanner ?
— J’étais intrigué, dis-je. Je ne savais pas grand-chose de la stratification sociale à Yellowstone. Je voulais aller dans le Dais, et je ne savais absolument pas comment m’y prendre…
— Et pour cause. Il n’y a pas moyen d’y aller.
— Et vous, comment vous êtes-vous retrouvée là ?
— Grâce à Waverly. (Elle me regarda de ses yeux noirs, profonds, en fronçant les sourcils, faisant se contracter les rayures d’un côté de son visage.) Je ne sais pas s’il vous a dit son nom… Waverly est le type qui vous a estourbi d’un coup de rayon.
— Vous le connaissez ?
Elle hocha la tête.
— C’est l’un des nôtres. Ou du moins, il a des sympathies pour notre mouvement, et nous avons des moyens de nous assurer de son concours. Il a des goûts particuliers que nous savons satisfaire…
— Il m’a dit qu’il était sadique, mais j’ai cru qu’il me charriait.
— Ça n’a rien d’une blague, croyez-moi.
Une vague de douleur parcourut ma jambe. Je tiquai.
— C’est lui qui vous a dit mon nom ?
— Oui. Avant ça, nous n’avions seulement jamais entendu parler de Tanner Mirabel. Mais une fois que nous avons un nom, nous pouvons remonter la filière et retracer un itinéraire. Ce qui n’a pas donné grand-chose, cela dit. Soit il a menti, ce que je n’exclus pas… soit vos souvenirs sont vraiment confus.
— J’ai souffert d’amnésie du réveil. C’est pour ça que j’ai passé un moment chez les Mendiants.
— Waverly semblait penser que c’était plus profond que ça. Il se pourrait que vous ayez quelque chose à cacher. Est-ce possible, Tanner ? Si je dois vous aider, je préférerais pouvoir vous faire confiance.
— Je suis bien celui que vous pensez, répondis-je, ce qui paraissait être tout ce que je pouvais dire pour le moment.
La chose étrange étant que je n’étais pas tout à fait sûr de me croire moi-même.
C’est alors qu’il se passa quelque chose de bizarre : une discontinuité dure, brutale, dans mes pensées. J’étais encore conscient ; je me voyais assis dans la cabine de Zebra ; je voyais bien que nous nous déplacions à travers Chasm City, de nuit, et je savais qu’elle m’avait sauvé de la petite partie de chasse de Sibylline. J’étais conscient d’avoir mal à la jambe, mais la douleur s’était réduite, à ce moment-là, à une palpitation assourdie et peu confortable.
Et pourtant, un fragment de la vie de Sky Haussmann venait de se révéler à moi.
Les épisodes précédents s’étaient produits alors que j’étais inconscient, sous forme de rêves orchestrés. Celui-ci venait d’exploser, pleinement formé, dans mon esprit. L’effet était troublant, déconcertant. Il avait interrompu le cours normal de mes pensées à la façon d’une décharge électromagnétique qui serait momentanément entrée en interférence avec un système informatique.
L’épisode ne fut pas long, heureusement. Sky était toujours avec Balcazar (Jésus ! me dis-je. Je me souvenais même du nom des acteurs !). Ils étaient encore dans l’espace ; ils se rendaient au conclave, à bord de l’autre bâtiment, le Palestine.
Que s’était-il passé, la dernière fois ? Ah oui : Balcazar avait dit à Sky qu’il y avait bel et bien un sixième vaisseau, un vaisseau fantôme.
Celui que Norquinco avait appelé le Caleuche.
Le temps qu’il tourne et retourne cette révélation dans sa tête, l’examinant sous tous les angles, ils étaient presque arrivés. Le Palestine était devant eux, énorme, et il ressemblait beaucoup au Santiago – tous les bâtiments de la Flottille avaient été plus ou moins construits selon le même schéma –, mais la coque rotative n’était pas tout à fait patinée de la même façon. Le Palestine se trouvait beaucoup plus loin de l’Islamabad quand il avait disparu en fumée, et l’éclair d’énergie avait été affaibli selon la loi du carré inverse de la propagation des radiations, au point de n’être plus qu’une brise chaude et non plus le flux meurtrier qui avait pyrogravé l’ombre de sa mère sur la peau de son propre vaisseau. Ils avaient eu leurs problèmes, évidemment. Il y avait eu des atteintes virales, psychotiques, des soulèvements, et il était mort autant de dormeurs à bord de ce vaisseau qu’à bord du Santiago. Il pensa au fardeau que devaient représenter ces morts ; ces corps glacés disposés le long de son épine dorsale comme autant de fruits pourris.
Une voix rauque se fit entendre :
« Vol diplomatique TG5, transfert des commandes au Palestine pour manœuvre d’accostage. »
Sky fit ce qu’on lui demandait. Il y eut une embardée alors que le gros vaisseau prenait les commandes de la navette et lui dictait une trajectoire d’approche avec, apparemment, un souci minimal du confort de ses occupants. Un couloir d’approche orange fluo apparut sur le pare-brise du poste de pilotage, comme surgi du néant. Le fond d’étoiles commença à tournoyer ; ils se déplaçaient selon le même schéma rotatif que le Palestine, à présent, glissant vers une soute-parking ouverte. Des silhouettes en uniformes étranges planèrent à leur rencontre, pointant vers eux des armes dans une attitude qui n’était pas empreinte de la plus parfaite courtoisie diplomatique.
Il se tourna vers Balcazar alors que la navette se dirigeait vers une place de parking.
— Capitaine ? Nous sommes arrivés.
— Comment… Euh… ? Et merde, Titus… Je dormais !
Sky se demanda ce que son père pensait du vieillard. Et s’il avait jamais envisagé de le tuer.
Ce qui, se dit-il, ne présenterait pas de difficultés insurmontables.